mardi 11 novembre 2008

Moïra (Teaser)

Un extrait plus lointain de Moïra. Je n'avais pas prévu de le faire, au début, mais bon... Il a l'air de bien s'intégrer.

Il ne faisait jamais réellement noir dans la chambre. Les yeux de Moira s’ouvrirent pour rencontrer les traits rouges du réveil. Dans son demi-sommeil, elle pouvait presque les sentir sur sa peau, la tatouant d’un sinistre 2:12 le long du visage. Dans le lit de l’autre côté de la chambre, Claire dormait profondément. Ce n’était donc pas elle qui l’avait réveillé, mais bien la douleur. Elle irradiait à la limite de sa vision. Un fin trait de souffrance rouge au coin de l’œil gauche, singé ironiquement par la lumière du réveil sur son profil droit. Elle avait dû s’égratigner dans son sommeil. Il était impossible que la cicatrice lui faire encore mal, tant de temps après. Et pourtant, la fine ligne semblait creuser les profondeurs de ses chairs pour s’inscrire dans son os. Moïra pouvait la sentir brûler sous ses doigts. La légère protubérance du tissu cicatriciel. Elle n’avait jamais eu de nouveau mal à la joue, là où la Brute l’avait frappée. Mais le fin trait que sa branche de lunette avait gravé dans sa peau en sautant sous le choc était devenu pour elle la marque au fer rouge de sa douleur cachée.

Moïra (Partie 2)

Les pas de La Brute s’éloignèrent en direction de la cuisine, ignorants de la présence de Moïra. Elle se dépêcha de remonter le couloir. Elle devait avoir perdu une minute entière. Heureusement, elle avait préparé ses affaires la veille et le rituel lui permettait de gagner du temps. D’abord elle mettait ses chaussettes, puis sa culotte et son pantalon. Ensuite, elle enlevait ses mains des manches de la chemise de nuit et du pull qu’elle portait au dessus, et mettait son soutien-gorge sans les enlever. Quand elle n’avait plus le choix, elle frissonnait dans la pénombre de la chambre le temps qu’elle arrive à enfiler son T-shirt et son pull pour la journée. Il était 6h45. Il lui restait juste cinq minutes. Le halo jaune de sa lampe de chevet dessinait les limites de son petit monde. Elle y avait coincé tout ce qui était important, caché entre le lit et l’étagère. Cyrano de Bergerac, une peluche en forme d’ours clown que les mamans lui avaient offerte il y a longtemps. Chacun avait la sienne. Celle de Moïra était jaune. C’était loin d’être sa couleur préférée, mais Cendrine avait eu la bleue. Et puis, avec le temps, elle s’y était attachée. Enfin, il y avait sa brosse. Au premier abord, elle était laide. Ce n’était pas une de ces petites brosses ovales aux couleurs pastelles qu’on trouve sur les tables de nuit des petites filles sages et des poupées. C’était une grosse brosse rectangulaire et noire. Et c’était peut-être aussi l’attention la plus précieuse qu’elle avait reçu de la part de La Brute.
Au début, quand elle avait commencé à se laisser pousser les cheveux, Moïra avait « emprunté » la brosse de Cendrine. Après tout, elle se les était coupés, alors elle n’en avait plus besoin. Et puis avec le temps, la brosse avait fini par se casser irrémédiablement, malgré toutes ses précautions. Moïra avait alors rassemblé tout son courage, et le soir, en rentrant des cours, elle était entrée dans le salon, et avait demandé à ce qu’on lui en rachète une. Le samedi suivant, La Brute était entré en coup de vent dans la chambre et avait lancé quelque chose sur son lit, en lui reprochant ses caprices incessants. C’était la brosse. Moïra y repensait chaque fois qu’elle la passait dans ses cheveux. La Brute avait beau eu l’attaquer et la moquer, elle lui avait quand même choisi une brosse solide et pratique. Moïra voulait y voir une preuve une preuve de bonne volonté de sa part. Une reconnaissance de ses besoins, peut-être.
Il était l’heure. Moïra attacha sa pince, attrapa son sac, et fila dans le couloir. Elle le tenait serré contre elle, pour éviter qu’il touche quoi que ce soit. Même maintenant, il fallait faire attention à ne pas faire de bruit, passer en fantôme, sans se faire remarquer. La porte de la salle de bains était ouverte. Moira pouvait entendre le bruit de la douche. La Brute ne la verrait pas. Elle se hâta jusqu’au placard de l’entrée. Encore un peu et elle serait dehors. La Brute avait encore bougé ses chaussures. Elles n’étaient plus dans l’étagère où elle les avait laissées, mais par terre, à la merci des chats. En hauteur, les baskets de la brute trônaient. Il était temps qu’elle sorte. De plus, la porte anti vol était un challenge particulièrement difficile. Surtout si La Brute était dans les alentours. Il fallait maintenir le penne en position ouverte en appuyant avec la clé, et contenir la porte, qui avait tendance à se refermer en claquant pour que personne ne soit dérangé. Naturellement, Maman et La Brute laissaient la porte claquer quand elles partaient. Mais Moïra n’avait pas le droit. Ca lui prenait presque une minute entière tous les matins. Malgré tous ses efforts, le résultat dépendait du bon vouloir de La Brute. La sortie la plus silencieuse au monde n’aurait pas grâce à ses yeux si elle était de mauvaise humeur. Le truc, c’était de ne pas respirer, et d’amortir doucement le mouvement avec les deux mains Voilà qui était fait, la porte s’était posée avec délicatesse sur son chambranle. Elle espérait que ce serait suffisant.
Moïra ne prenait jamais l’ascenseur. Officiellement parce qu’il s’agissait d’une affreuse boîte à sardine de 80cm de profondeur pour 1m de large où toute personne sensée se sentait étouffer. Officieusement, elle avait rendez-vous avez elle-même dans les escaliers. Les sept étages offraient un terrain parfait. Les marches tournaient à un rythme régulier. Accroché à la rampe, son corps savait ce qu’il avait à faire. Eva n’avait qu’à allumer la lumière et à se laisser descendre. Pendant la précieuse minute et quelques secondes qu’elle mettait à atteindre le rez-de-chaussée, elle pouvait rejoindre ses rêves. Où s’en était-elle arrêtée la veille déjà ? Avait-elle repris la trame d’un comics pour s’endormir ? Ou alors elle avait refait Cyrano de Bergerac ? Non, elle avait pris le monde de Terrabhin. Son préféré, en ce moment. La scène était fixée, son corps se lança. Dans le dortoir d’une auberge de Torïnd des voix se faisaient entendre.

Moïra (Partie 1)

Et me voilà à jour sur Seuils...
Comme mettre des images ici est un peu dur, je vais me concentrer sur les histoires.
Voici donc un autre projet (dont j'avais mis un extrait plus bas)
Pour le moment, le nom de code est Moïra, faute d'une meilleure idée.


Le réveil affichait 6h29. Ses trait rouges étaient la seule lumière de la pièce à l'exception de la multiprise orange en dessous du lit de Claire. La chambre se trouvait ainsi parée d'un masque d'épouvante, les faibles lumières la rhabillant aux couleurs d'un enfer confortable. Moïra se retourna dans le lit. D'abord, allumer la lumière. Depuis sa couette, Claire grogna pour protester contre l'arrivée de la clarté douloureuse. Ensuite, s'asseoir sur le lit et enfiler ses chaussons. Hier soir, elle les avaient laissés juste devant l'emplacement où elle s'asseyait. Le gauche avant le droit. Toujours le gauche avant le droit. Elle avait établit des règles strictes pour empêcher le fragile bien-être du réveil de s'évaporer trop vite. Ensuite, il fallait sortir de la chambre, et remonter le couloir étroit. Il faisait un mètre de large, mais l'accumulation des objets entassés sur le côté le rendait dangereux et difficilement praticable. Elle devait faire vite, il était déjà 6h30. La peau de son dos râpait le papier du mur. Il fallait espérer que ça ne réveille personne. La porte, enfin ou hélas. La poignée s'abaissa avec une lenteur infinie. Maintenant, il fallait faire attention. Bien refermer la porte en amortissant avec sa main, pour étouffer au maximum le bruit du bois. Ensuite, la règle était claire : traverser en trois pas le couloir de l'entrée et rentrer dans la cuisine sans faire de bruit. Mais en passant, Moïra ne pouvait jamais s'empêcher de lancer un regard inquiet à la porte vitrée. Normalement, elle avait encore un quart d'heure. Mais on ne sait jamais. La Brute était peut-être déjà levée. Aucun mouvement derrière les verres dépolis. Elle se glissa jusqu'à la porte de la cuisine et la referma aussi doucement que celle du couloir. Elle était toujours très inquiète dès qu'elle quittait la partie de l'appartement dévolue aux enfants. Ce territoire appartenait aux mamans, et Moïra savait qu'elle y était seulement tolérée à certains moments de la journée. Y entrer, c'était s'exposer. Chaque matin. Elle devait faire vite. Ici aussi, elle avait mis au point des règles. Elle devait optimiser son temps. D'abord mettre l'eau pour le thé à chauffer et les tartines dans le grille pain. Pendant ce temps, prendre le jus multvitaminé dans le frigo et en remplir le verre jusqu'au trait. Puis le boire cul sec et remettre la brique à sa place. Si elle était assez rapide, elle en profitait pour mettre le verre dans le lave vaisselle ou le laver si la machine était pleine. Le micro onde sonnait. Elle sortit sa tasse et plongeait le sachet de thé dedans, puis retournait chercher les tartines dans le même mouvement. Pendant ce temps, elle dilatait ses oreilles dans le silence de l'appartement pour repérer le moindre bruit. A la seule pensée que la porte du salon pouvait s'ouvrir, elle sentait son estomac se tordre d'inquiétude. Alors elle essayait de détourner son attention sur de petites choses, comme les inscriptions sur le pot de Nutella que Maman avait sortit pour quand Rémy se réveillerait. Il y avait un stickers représentant un joueur de foot qu'elle ne connaissait pas en cadeau à l'intérieur. Tout en lisant, elle trempait ses tartines dans le thé trop amer. Elle mangeait toujours ses tartines de la même façon. D'abord les bords marrons, puis elle pliait la mie en quatre et mâchait chaque bouchée avec soin. Le pain avait, sous la dorure du grille pain, une consistance pâteuse, qui, malgré tous ses efforts, lui plombait l'estomac une fois ingéré. Elle ne sentait toujours nauséeuse en finissant son petit-déjeuner, mais elle n'avait pas le temps de s'y appesantir. La pendule ronde de la cuisine affichait 6h40, elle n'avait plus de temps. Elle se dépêchait d'effacer ses traces, nettoyant son bol et traquant tout indice qui aurait pu donner à penser qu'elle était venue. La porte du salon s'était ouverte et refermée. Puis celle des toilettes. C'était le moment de regagner la sécurité relative de la chambre. Elle se glissait dans le couloir, essayant d'étouffer au maximum le chuintement de ses chaussons sur le sol. La chasse d'eau retentit comme un gong. Elle sauta vers la porte du couloir. La poignée tourna dans sa main crispée, mais doucement. Elle avait beau sentir l'urgence, elle devait rester silencieuse. Une raie de lumière venant des toilettes inonda bientôt la porte du couloir fermée. Elle l'avait échappé belle.

Seuils (partie 7)

L’escouade était en train de quitter la rue du point du jour. Ils étaient presque arrivés. Il fallait encore remonter l’avenue sur toute sa longueur en longeant la seconde moitié des rails et prendre la fin de la rue de la Marioule. Autant dire presque rien au regard du parcours total. Mais la foule se faisait plus compacte. Les férens se massaient, comme s’ils attendaient quelque chose. Le chef de patrouille les avait sommés de s’écarter. Ils n’avaient pas bougé. Hervann nota que la foule était maintenant essentiellement composée de férens âgés. Il n’y avait aucun enfant parmi eux, et très peu de jeunes adultes. Les cris épars et les insultes avaient fait place à un silence de mort. Et les férens continuaient à dévisager les membres de la patrouille tout en se massant au centre de la rue, les empêchant d’aller plus avant. Les choses s'emballèrent quand le clocher de la place aux ânes commença à sonner les douze coups de minuit. Le chef de patrouille voulut repousser le féren le plus proche de lui avec son bâton. Hervann et Théophile, qui marchaient juste derrière lui, l’attrapèrent chacun par un bras en une tentative désespérée pour le retenir. Il commença à se débattre. Les pieds d’Hervann dérapaient sur les pavés, il lui était impossible d’assurer sa prise. Il cria au vieux féren de se mettre à l’abri, mais il ne bougea pas. Soudain, le poing gauche du chef surgit juste devant le visage d’Hervann et percuta son œil droit, l'envoyant rouler à terre. Sa tête cogna durement le sol. Il eût un instant l’impression que l’intérieur de son crâne explosait, avant de comprendre qu’en réalité, c’était le monde qui partait en morceaux. Ses oreilles tintaient, et il n’était pas vraiment sûr de savoir où se situait le haut. Les gens criaient. Les gouttes de pluie étaient devenues acérées et frappaient le sol avec un son cristallin. Hervann sentit quelqu’un tomber à côté de lui avec un bruit mou de chiffon. Tant bien que mal, il arriva à se relever. La plupart des ferens et des membres de l’escouade étaient à terre. Des morceaux de verre jonchaient le sol. Hervann esquissa quelques pas tremblants pour s’approcher du coin de la rue. C’était un spectacle étrange. La mine, tout en bas, était illuminée de trainées oranges et jaunes, qui déchiraient le ciel nocturne. La corne ne tarda pas à retentir, appelant les volontaires pour juguler l’incendie. Les fenêtres avaient été soufflées sur toute la longueur de l’avenue, et sans doute dans les rues adjacentes. D’autres langues de flammes apparaissent, plus proches. Hervann baissa les yeux et s’aperçu que les rails du ferry étaient désormais tordus. Ils s’étaient soulevés des pavés comme des serpents en colère, et se retrouvaient maintenant figés en plein mouvement. Des bougies s’allumaient derrière les fenêtres. Des portes claquaient, des gens se précipitaient jusqu’aux réservoirs d’eau, et Hervann se sentait juste incapable de comprendre ce qui s’était passé. Toujours tremblant, il commença à avancer dans l’avenue, puis se mit tant bien que mal à courir.

Seuils (partie 6)

Ce soir là, les choses avaient commencé à se gâter dès qu’ils avaient quitté la place aux ânes. Rien de bien dangereux. Surtout des jeunes. Les insultes volaient bas, mais au moins, elles ne blessaient personnes. La petite escouade avançait serrée. Les bâtons étaient rangés. D’après les témoignages de l’équipe de la veille, la patrouille avait avancé jusqu’à la rue du Ferry. Et puis un féren avait bousculé Jocelyn. Ce n’était pas grand-chose, mais ils étaient encerclés par des jeunes en train de les huer. Il avait paniqué et sorti son bâton. L’instant d’après, les pierres et les ardoises pleuvaient depuis les toits. Un vrai miracle qu’une seule personne ait été touchée. Et nuit après nuit, la scène se répêtait à quelques variations près. Hervann juste derrière le chef d’escouade, essayant de surveiller son dos en même temps que le bout de la rue. Téophile, à sa gauche, semblait au moins aussi anxieux que lui, et ses yeux sautaient de toit en toit, guettant les ardoises prêtes à fondre sur eux. La pluie ruisselait sur les pavés, les transformant en autant de pièges pour les bottes des agents. Pourtant, malgré l’averse, il y avait encore beaucoup de monde, dehors. De jeunes férens. Il aurait été plus rassurant de les croire ivres, mais la plupart de l’étaient pas. Ils étaient immobiles, à regarder la patrouille passer. Devant et derrière, les insultes éclataient comme des feux d’artifice. Mais dès que la patrouille arrivait à la hauteur des insulteurs, ils se taisaient, et regardaient passer les agents dans un silence bien plus menaçant que les quolibets. Comme s’ils n’attendaient qu’une étincelle pour exploser. Hervann se demanda s’ils savaient que Jocelyn était mort. Les rues se faisaient plus étroites et plus sombres au fur et à mesure qu'ils avançaient, Hervann se sentait oppressé, comme pris au piège. Les visages des férens se détachaient dans la pénombre, la pâleur de leur peau ressortait encore davantage sous la lumière des becs de gaz. On aurait dit les spectres des légendes regardant des damnés passer le fleuve pour être jugés.
Hervann essayait de garder la tête haute. Le divisionnaire l’avait assez répété. Ils incarnaient l’autorité, pour tous, qu’ils soient humains ou Ferens. Il ne fallait pas donner de signe de faiblesse, ou ils se jetteraient à la curée. Le policier était haï de tous et c’était cela qui garantissait son équité. Malheureusement, comme il s’agissait d’une profession interdite aux férens, l’équité en question était en réalité gravement compromise. Beaucoup de policiers pensaient aux féren comme à des sous-humains. D’ailleurs, plusieurs de ceux qui étaient partis avaient rejoint des milices privées. Les férens parlaient de révolution, mais les humains parlaient de purge. Et Hervann se sentait très seul, avec son bâton de service, planté entre les deux.

Seuils (Partie 5)

Le soir venu, Hervann qualifiait son humeur d’exécrable, au bas mot. Il avait passé la majorité de sa journée à nettoyer son uniforme des taches de charbon et à poser des questions sur la mystérieuse fille du coin de l’église. Tout ce qu’il avait réussi à glaner était qu’elle s’appelait Samain, qu’elle vivait dans la rue et qu’elle avait été à l’orphelinat avant qu’il ne soit détruit. Une femme pensait qu’elle survivait en faisant la diseuse de bonne aventure du côté du théâtre, mais elle ne pouvait pas en jurer. Elle venait aux distributions mais restait à l’écart, et au final, personne n’en savait beaucoup sur elle. Hervann n’avait dormi que trois heures en tout et pour tout juste pour récolter ça. Pour couronner le tout, un orage s’était déclaré juste avant qu’il n’arrive au poste, et il avait dû faire les derniers mètres en courant. Et malgré tout, la soirée s’annonçait pire que la journée. Déjà, il y avait encore moins de monde dans la salle. La moitié des sièges étaient désormais inoccupés. Davantage de mémos faisaient état d’agents blessés, et une note au format standard, affichée un peu à l’écart des autres, annonçait la mort de l’agent Jocelyn Ere’ch des suites de ses blessures. L’ordre du jour non plus n’avait rien de réjouissant. Servane avait passé la journée à enquêter sur le mystérieux accident de la mine, qui prenait au demeurant de moins en moins la forme d’un accident, et il avait dû courir pour éviter les pierres que lui avaient lancées des individus encore non identifiés. Trois mineurs étaient morts dans l’éboulement d’une galerie, et la direction suspectait là encore un acte de sabotage. Les équipes de jour avaient été prises à partie sur les Terrasses par des commerçants humains pour se plaindre de l’insécurité et des bandes de Feren qui traînaient. Le divisionnaire était d’ailleurs toujours dans le bureau du maire. On parlait de faire déployer la garde dans les rues. La reine avait été informée des troubles et était attendue d’un jour à l’autre au palais. D’un autre côté, les Férens du quartier de la mine, et en dessous de la place aux ânes s’étaient carrément terrés à l’approche de la patrouille car elle était composée d’humains.
De nouvelles inscriptions avaient été découvertes sur les murs des bas quartiers, depuis la place aux ânes jusqu’à l’entrée de la mine. Des graffitis haineux, des incitations à la révolte signées par le Front Révolutionnaire Armé. La liste continuait encore, comme sans fin. On était sans nouvelles de trois agents, mais au moins l’un d’entre eux avait été vu en train de quitter la ville avec sa famille, il en était sans doutes de même pour les deux autres.
- « Comme si les choses étaient différentes ailleurs », avait soupiré Haensel, suffisamment fort pour que tout le monde en profite.
Servanne restant au poste le temps de mettre quelque chose sur ses blessures et de se trouver des vêtements décents, Hervann était volontaire d’office pour la patrouille. Ca ne le dérangeait pas trop. Il aimait bien les patrouilles, même si il doutait sincèrement de leur efficacité. Après tout, ils faisaient toujours le même parcours. D’abord, remonter sur les terrasses par la Ravine, les traverser dans toute leur largeur en longeant le parc, puis une boucle à travers le quartier commerçant en commençant par la partie haute du trajet du ferry. Toute cette partie là était en général sans aucune histoire. La place aux ânes était souvent déserte. Personne ne s’en prenait à l’église, et les commerces fermaient tôt. Mais quand ils reprenaient le trajet du ferry pour descendre dans des quartiers des mines, les membres de la patrouille resserraient les rangs et scrutaient les toits pour repérer les jeteurs de pierres.
Il y avait en fait deux quartiers distincts dans le bas de la ville. Les Rigoles, et le quartier de la mine, qui s’était développé à une vitesse affolante depuis l’ouverture des quatre galeries supplémentaires. Les ouvriers férens étaient arrivés en masse et s’étaient installé aussi bien dans les Rigoles que dans le nouveau quartier, et le tout avait finalement été désigné indistinctement par le nom « Quartiers des mines », ou « Les Mines » en abrégé, et bien d’autres noms de moins en moins sympathiques au fur et à mesure de l’augmentation de la population féren. La pente raide des rues et la multiplicité des petites allées en cul de sac et des ruelles faisait des deux quartiers un dédale quasi inextricable. Il était impossible de surveiller tous les angles et tous les débouchés. Les chemins se tordaient de manière incongrue, et ceux qui s’y aventuraient à la légère étaient en général retrouvés bien des mois plus tard dans les remblais de la mine, poignardés ou battus à mort. C’était un état de fait. Autant qu’Hervann le sache, personne n’avait essayé d’y mettre un terme. La police se contentait d’identifier les corps et de les rendre à leurs familles. Et d’envoyer des patrouilles pendant la nuit, en suivant toujours le même parcours.

Seuils partie 4

Samain s’en voulait, elle avait laissé sa robe derrière elle. Mais elle n’avait pas vraiment le choix. Elle avait refait le rêve. Et quelqu’un avait pu la voir à l’intérieur, ce qui était impensable. Seulement, les choses les plus impensables semblaient s’être donné rendez-vous dans ce rêve là en particulier, à commencer par ce garçon dont on voyait le visage sans aucune fluctuation. Quelqu’un le rêvait, et plus particulièrement il rêvait son assassinat. Et pire encore, ce quelqu’un avait repéré Samain. Elle ne savait pas comment. Elle l’avait senti tourner son attention vers elle, et la Voix avant demandé qui elle était, et ce qu’elle savait. Elle avait cru mourir, paralysée par les accents impérieux qui raisonnaient dans les moindres recoins de son corps. Elle avait ouvert la bouche pour la supplier. Elle avait ouvert la bouche, mais elle n’arrivait pas à crier. Elle se sentait perdre rapidement consistance, comme si la Voix la déchirait pour voir ce qu’elle avait à l’intérieur d’elle. Elle avait voulu serrer les poings, mais elle n’arrivait pas à bouger le moindre muscle. Elle était restée immobile, pendant que la Voix se fondait dans une des formes, prenant l’apparence d’une gigantesque ombre de feren. Et elle avait su qu’il allait l’attraper et regarder tout ce qu’elle était, puis la laisser morte dans le rêve. La rue devenait de plus en plus sombre. Les murs et les pavés se refermaient sur elle. Elle allait se faire écraser. Elle essaya encore de crier, mais sans succès.
Et tout d’un coup, elle avait sentit un choc l’ébranler au-delà même du rêve. Aussitôt, l’étreinte de l’ombre s’était relâchée. Elle s’était dressée, avait crié à la Voix de la laisser, qu’elle ne dirait rien. Et là… Là elle s’était rendue compte qu’elle était vraiment revenue. Et il y avait un homme qui la tenait. Un homme avec un uniforme. Elle avait paniqué et passé le seuil le plus proche sans prendre la moindre précaution. Ce qui était exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Samain ne tenait pas à attirer l’attention sur ses petits talents. Surtout celle d’un policier. Tout le monde savait qu’ils travaillaient avec les casseurs de pauvres. Mais celui-là, elle l’avait déjà vu. Il venait souvent surveiller les distributions. Ce qui ne voulait absolument pas dire qu’il était digne de confiance. Surveiller les pauvres ne voulait pas dire qu’on les aimait, loin de là. Mais d’un autre côté elle allait avoir besoin d’aide, et un policier semblait être la personne la plus indiquée pour se confier. Sauf qu’il ne la croirait pas. Et même s’il le faisait, il ne verrait qu’une demie capable de faire des tours de passe-passe. Une nuisance en puissance pour les humains. Samain secoua la tête. Elle était assise sur un tronc d’arbre abattu par la tornade marron chocolat qui se déchainait encore au loin. D’autant qu’elle puisse en juger, elle était sur un promontoire rocheux. Elle savait qu’il avait été une île dans un lac. Mais la tornade était venue, et elle avait emporté toute l’eau. La végétation, le sable, la vase au fond du lac, tout avait désormais une étrange teinte marron. Le soleil était d’un rouge maladif. Ici et là, la boue glissait et révélait des fleurs violettes, qui rappelèrent à Samain le rêve du petit garçon à la mer. Elle serait bien restée dans celui-là. Il avait une saveur douce et triste. Ici, la violence affleurait sous la boue. Samain pouvait la sentir. Et elle savait ce qui allait arriver. La tornade allait faire demi-tour et revenir vers l’île. Elle serait si violente que celle-ci se fracasserait comme un morceau de pierre poreuse. Il fallait trouver un Seuil avant. Samain se redressa. Elle n’avait aucun moyen de descendre sans se faire mal. Les parois étaient abruptes, et des épines marron enserraient désormais les flancs de l’île, coupant toute retraite. Samain était de plus en plus inquiète. L’angoisse instillée par le rêve se mêlait à la sienne et la renforçait. Elle était sûre que la Voix la retrouverait. Il fallait absolument qu’elle change de rêve avant qu’il ne la repère. Déjà, la tornade marron amorçait son retour dans un bruit de tonnerre, l’eau revenant du fond de l’horizon avec la force d’un taureau furieux. De lourds nuages masquaient le soleil rouge. Prenant son courage à deux mains, Samain courut vers la partie du promontoire qui surplombait la plage. Toute frontière était un seuil. Alors il devait y avoir un seuil entre la pierre et le vide. Essayant de ne pas penser aux vagues qui déferlaient désormais sur l’île, faisant vaciller le promontoire, elle sauta.