mardi 11 novembre 2008

Seuils (Partie 5)

Le soir venu, Hervann qualifiait son humeur d’exécrable, au bas mot. Il avait passé la majorité de sa journée à nettoyer son uniforme des taches de charbon et à poser des questions sur la mystérieuse fille du coin de l’église. Tout ce qu’il avait réussi à glaner était qu’elle s’appelait Samain, qu’elle vivait dans la rue et qu’elle avait été à l’orphelinat avant qu’il ne soit détruit. Une femme pensait qu’elle survivait en faisant la diseuse de bonne aventure du côté du théâtre, mais elle ne pouvait pas en jurer. Elle venait aux distributions mais restait à l’écart, et au final, personne n’en savait beaucoup sur elle. Hervann n’avait dormi que trois heures en tout et pour tout juste pour récolter ça. Pour couronner le tout, un orage s’était déclaré juste avant qu’il n’arrive au poste, et il avait dû faire les derniers mètres en courant. Et malgré tout, la soirée s’annonçait pire que la journée. Déjà, il y avait encore moins de monde dans la salle. La moitié des sièges étaient désormais inoccupés. Davantage de mémos faisaient état d’agents blessés, et une note au format standard, affichée un peu à l’écart des autres, annonçait la mort de l’agent Jocelyn Ere’ch des suites de ses blessures. L’ordre du jour non plus n’avait rien de réjouissant. Servane avait passé la journée à enquêter sur le mystérieux accident de la mine, qui prenait au demeurant de moins en moins la forme d’un accident, et il avait dû courir pour éviter les pierres que lui avaient lancées des individus encore non identifiés. Trois mineurs étaient morts dans l’éboulement d’une galerie, et la direction suspectait là encore un acte de sabotage. Les équipes de jour avaient été prises à partie sur les Terrasses par des commerçants humains pour se plaindre de l’insécurité et des bandes de Feren qui traînaient. Le divisionnaire était d’ailleurs toujours dans le bureau du maire. On parlait de faire déployer la garde dans les rues. La reine avait été informée des troubles et était attendue d’un jour à l’autre au palais. D’un autre côté, les Férens du quartier de la mine, et en dessous de la place aux ânes s’étaient carrément terrés à l’approche de la patrouille car elle était composée d’humains.
De nouvelles inscriptions avaient été découvertes sur les murs des bas quartiers, depuis la place aux ânes jusqu’à l’entrée de la mine. Des graffitis haineux, des incitations à la révolte signées par le Front Révolutionnaire Armé. La liste continuait encore, comme sans fin. On était sans nouvelles de trois agents, mais au moins l’un d’entre eux avait été vu en train de quitter la ville avec sa famille, il en était sans doutes de même pour les deux autres.
- « Comme si les choses étaient différentes ailleurs », avait soupiré Haensel, suffisamment fort pour que tout le monde en profite.
Servanne restant au poste le temps de mettre quelque chose sur ses blessures et de se trouver des vêtements décents, Hervann était volontaire d’office pour la patrouille. Ca ne le dérangeait pas trop. Il aimait bien les patrouilles, même si il doutait sincèrement de leur efficacité. Après tout, ils faisaient toujours le même parcours. D’abord, remonter sur les terrasses par la Ravine, les traverser dans toute leur largeur en longeant le parc, puis une boucle à travers le quartier commerçant en commençant par la partie haute du trajet du ferry. Toute cette partie là était en général sans aucune histoire. La place aux ânes était souvent déserte. Personne ne s’en prenait à l’église, et les commerces fermaient tôt. Mais quand ils reprenaient le trajet du ferry pour descendre dans des quartiers des mines, les membres de la patrouille resserraient les rangs et scrutaient les toits pour repérer les jeteurs de pierres.
Il y avait en fait deux quartiers distincts dans le bas de la ville. Les Rigoles, et le quartier de la mine, qui s’était développé à une vitesse affolante depuis l’ouverture des quatre galeries supplémentaires. Les ouvriers férens étaient arrivés en masse et s’étaient installé aussi bien dans les Rigoles que dans le nouveau quartier, et le tout avait finalement été désigné indistinctement par le nom « Quartiers des mines », ou « Les Mines » en abrégé, et bien d’autres noms de moins en moins sympathiques au fur et à mesure de l’augmentation de la population féren. La pente raide des rues et la multiplicité des petites allées en cul de sac et des ruelles faisait des deux quartiers un dédale quasi inextricable. Il était impossible de surveiller tous les angles et tous les débouchés. Les chemins se tordaient de manière incongrue, et ceux qui s’y aventuraient à la légère étaient en général retrouvés bien des mois plus tard dans les remblais de la mine, poignardés ou battus à mort. C’était un état de fait. Autant qu’Hervann le sache, personne n’avait essayé d’y mettre un terme. La police se contentait d’identifier les corps et de les rendre à leurs familles. Et d’envoyer des patrouilles pendant la nuit, en suivant toujours le même parcours.

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