mardi 11 novembre 2008

Seuils (partie 6)

Ce soir là, les choses avaient commencé à se gâter dès qu’ils avaient quitté la place aux ânes. Rien de bien dangereux. Surtout des jeunes. Les insultes volaient bas, mais au moins, elles ne blessaient personnes. La petite escouade avançait serrée. Les bâtons étaient rangés. D’après les témoignages de l’équipe de la veille, la patrouille avait avancé jusqu’à la rue du Ferry. Et puis un féren avait bousculé Jocelyn. Ce n’était pas grand-chose, mais ils étaient encerclés par des jeunes en train de les huer. Il avait paniqué et sorti son bâton. L’instant d’après, les pierres et les ardoises pleuvaient depuis les toits. Un vrai miracle qu’une seule personne ait été touchée. Et nuit après nuit, la scène se répêtait à quelques variations près. Hervann juste derrière le chef d’escouade, essayant de surveiller son dos en même temps que le bout de la rue. Téophile, à sa gauche, semblait au moins aussi anxieux que lui, et ses yeux sautaient de toit en toit, guettant les ardoises prêtes à fondre sur eux. La pluie ruisselait sur les pavés, les transformant en autant de pièges pour les bottes des agents. Pourtant, malgré l’averse, il y avait encore beaucoup de monde, dehors. De jeunes férens. Il aurait été plus rassurant de les croire ivres, mais la plupart de l’étaient pas. Ils étaient immobiles, à regarder la patrouille passer. Devant et derrière, les insultes éclataient comme des feux d’artifice. Mais dès que la patrouille arrivait à la hauteur des insulteurs, ils se taisaient, et regardaient passer les agents dans un silence bien plus menaçant que les quolibets. Comme s’ils n’attendaient qu’une étincelle pour exploser. Hervann se demanda s’ils savaient que Jocelyn était mort. Les rues se faisaient plus étroites et plus sombres au fur et à mesure qu'ils avançaient, Hervann se sentait oppressé, comme pris au piège. Les visages des férens se détachaient dans la pénombre, la pâleur de leur peau ressortait encore davantage sous la lumière des becs de gaz. On aurait dit les spectres des légendes regardant des damnés passer le fleuve pour être jugés.
Hervann essayait de garder la tête haute. Le divisionnaire l’avait assez répété. Ils incarnaient l’autorité, pour tous, qu’ils soient humains ou Ferens. Il ne fallait pas donner de signe de faiblesse, ou ils se jetteraient à la curée. Le policier était haï de tous et c’était cela qui garantissait son équité. Malheureusement, comme il s’agissait d’une profession interdite aux férens, l’équité en question était en réalité gravement compromise. Beaucoup de policiers pensaient aux féren comme à des sous-humains. D’ailleurs, plusieurs de ceux qui étaient partis avaient rejoint des milices privées. Les férens parlaient de révolution, mais les humains parlaient de purge. Et Hervann se sentait très seul, avec son bâton de service, planté entre les deux.

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