samedi 6 septembre 2008

Seuils (partie 2)

Et voilà la suite de Seuils.
Je n'ai toujours pas de meileur titre en vue, on verra au fur et mesure



Enfin le bout de la nuit. Hervann brossa machinalement son pantalon couvert de charbon. Il valait mieux essayer de se rendre présentable avant la revue de changement d’équipe. Mais c’était peine perdue. La fine poussière noire s’accrochait au pantalon bleu. Sans parler de sa veste. Il lui semblait même que ses tentatives de nettoyage ne faisaient qu’étendre les taches. Ce qui faisait beaucoup rire Servane.
- « Te donne donc pas tant de mal. Cette saloperie part pas. Si tu veux faire bonne impression devant ta copine, change de costard. »
Hervann préférait encore ne pas répondre. Après tout, et très objectivement parlant, tout était la faute du détective. C’est vrai, qui avait insisté pour qu’un agent l’accompagne pour examiner le lieu de l’accident ? Et qui avait ensuite réquisitionné une caisse confortable pour s’asseoir et fumer une cigarette pendant qu’Hervann se cognait toutes les investigations ? Et qui allait se parer des lauriers quand le divisionnaire demanderait des comptes ? Hervann soupira. Il ne devrait pas se plaindre. Après tout, il avait un travail confortable et bien payé par rapport aux férens qui trimaient dans la mine. Même si les deux métiers possédaient d’étranges similitudes, comme par exemple le risque de recevoir des pierres en travers du visage. Encore que depuis qu’il était rentré, Hervann se demandait quelle situation était la pire. Encaisser les blagues des gradés et des autres agents sur son âge et son absence évidente de vie amoureuse, ou les rondes dans les rues où les gamins ferens leur balançaient des pavés ? Un bruit évocateur se fit entendre dans le vestiaire. Abandonnant ses tentatives de nettoyage, Hervann se dépêcha de regagner la salle, avant que la puanteur n’envahisse tout. Ici et maintenant, les blagues étaient sans aucun doutes le pire. Des agents pas assez rapides sortaient maintenant du vestiaire les larmes aux yeux. Mais Hervann changerait sans aucun doute d’avis dès qu’il repartirait battre les pavés. Sur le panneau d’affichage, une note indiquait que l’agent Jocelyn Erve’ch avait été reconduit chez lui après avoir reçu un projectile en plein front. Un agent se chargeait de collecter les fonds pour le médecin qu’il avait fallu appeler. Une autre note rappelait la prudence et la nécessité de ne jamais enlever son casque pendant les rondes. Une troisième rappelait qu’il fallait fermer son casier, des vols avaient encore eu lieu.
Soupirant de nouveau, Hervann alla s’installer sur un des sièges en bois inconfortable de la salle. Attrapant un écritoire, une plume et du papier, il se mit en devoir de rédiger le compte-rendu de sa nuit. Il valait mieux qu’il se dépêche. Il ne restait plus beaucoup de temps avant la revue. Alors…
Premier quart, ronde dans le quartier des Roucailles. Rien à signaler. Aucun comportement suspect observé. La patrouille était ensuite descendue dans les quartiers feren en commençant par La Nivelle, puis en continuant sur la rue Thiait jusqu’au mouroir de Chrishold. Là encore, rien à signaler…. Hervann s’arrêta, biffa ce qu’il venait d’écrire et le remplaça par : « injures et quolibets de la part des enfants ferens, mais sans voies de fait sur agent de la force de l’ordre ». Tout ça faisait partie de l’ordinaire, pour ainsi dire. Même pour lui. C’était devenu si courant que la plupart des rapports ne le signalaient même plus. A son arrivée dans la brigade, Hervann avait essayé de les apprivoiser en leur montrant qu’il connaissait leur culture, mais ça n’avait pas suffit. « Les bonnes intentions ne paient jamais » avait l’habitude de dire le divisionnaire, qui rajoutait aussi sec « C’est pour ça qu’on a autant de boulot ».

- « Thé, petit ? ». Servane lui en fourra un gobelet brûlant dans les mains sans attendre sa réponse. « Tu rédiges le rapport ? », continua-t-il, comme si ce n’était pas suffisamment évident. Servane avait un don pour enfoncer les portes ouvertes. Mais Hervann avait appris à ne pas s’y fier. Derrière la figure chafouine de l’enquêteur se cachait un cerveau en parfait était de marche. Il avait toujours une idée derrière la tête, et Hervann le soupçonnait de calculer les réactions de ses interlocuteurs pour garder un coup d’avance. La seule chose qui le trahissait était ses yeux d’un gris sale, toujours en mouvement. Et en l’occurrence, le fait qu’il décide de taper un carré de langue avec un des bleus était assez rare pour rendre Hervann soupçonneux. Attendant d’en savoir plus, il trempa sa plume dans l’encrier de l’écritoire et continua. Deuxième quart : réquisition par un enquêteur de la brigade en la personne de Dt. Dennoal Servanne pour l’assister dans son enquête sur une explosion suspecte dans la mine de charbon. Sur place, examen des lieux. L’explosion a eu lieu dans l’entrepôt de stockage des produits de minage, au niveau d’un tas de rouleaux de cordes de halage. Un examen des lieux a permis de constater la présence d’huile d’éclairage répandue sur le sol et les cordes, ainsi que sur plusieurs caisses contenant des matériaux inflammables, cf photogrammes 1 et 2.
- « … Pas que je me mêle de ce qui me regarde pas, mais comment tu t’es retrouvé ici ? Je veux dire, un bon petit gars comme toi, t’aurais pu faire un boulot honnête ».
Hervann releva brièvement la tête. Sous la lumière fade des lampes à huile, les rides de Servane ressortaient davantage, lui donnant presque un air sympathique. Un léger sourire se dessinait sur ses lèvres. Mais Hervann n’avait pas vraiment envie d’être le chien qui apporte le bâton pour se faire battre.
- « Tu as raison, ça ne te regarde pas », et il se replongea dans son compte rendu. Des traces sur le sol montrent que les caisses contenant les éléments les plus inflammables ont été trainées, sans doute pour être rapprochées du foyer d’incendie. Il a cependant été impossible de relever des traces de pas distinctes sur le sol, cf photogrammes 3 et 4. Il est donc à l’heure actuelle impossible d’affirmer que ce début d’incendie est d’origine volontaire, même si plusieurs éléments peuvent le laisser pense : d’après le témoignage
Pendant ce temps là, Servanne continuait à parler. Il semblait avoir accepté la réponse d’Hervann et avait changé de sujet. Il soliloquait désormais sur l’incendie.
- « … Ne te paraît pas bizarre à toi, ça ? Ils sont des consignes de sécurité strictes, et hop, voilà les bâches entreposées juste à côté des cordes et des réserves d’huile pour les lampes. Et pourtant l’incendie est la pire terreur du mineur. Bon, mis à part les coups de grisou et les éboulements, je veux dire.
- Le feu a pris dans l’entrepôt. Une personne voulant nuire aurait plutôt visé l’entrée des puits ou un endroit moins accessible. D’ailleurs, les mineurs en surface sont intervenus, ce qui a permis d’étouffer l’incendie avant qu’il ne fasse des dégâts.
- Tu marques un point, mais moi j’vais te dire, petit. Tout le monde sait que c’est pas normal. T’as entendu comme moi l’inventoriste. D’après lui, les bâches étaient à l’origine rangées à l’opposée des cordes. Et paf, par miracle, voilà qu’elles se retrouvent juste là où il fau pas, alors qu’un stock d’huile, qu’a normalement rien à faire là non plus fuit et en imbibe une large partie. »
Hervann mit le point final à son rapport et relu ses conclusion. Elles rejoignaient celles du détective.
- « Vous oubliez qu’on a retrouvé des rayures profondes sur le bois du sol, ce qui semble indiquer que la caisse a été trainée.
- Ouais, quel dommage que les gars de la mine aient piétiné partout en éteignant le feu. On a tellement de traces de pas noires qu’on peut plus les démêler. A supposer que le type qui a fait ça soit un charbonneux, ça va de soit. »
Hervann sentait le regard du détective peser sur lui, mais pour l’heure, il faisait mine de ne pas y prêter attention. Il ne savait toujours pas ce que Servanne voulait, et ça le contrariait. S’il lui posait la question, l’autre répondrait sans aucun doute « Mais j’parle juste d’une affaire, c’est tout, s’pas interdit ! », d’un air offensé. Mais il y avait forcément un bâton caché dans toute cette discussion. Peut-être le détective voulait-il que le bleu tape son rapport ? Ou alors voulait-il le sonder ? Hervann n’avait jamais fait mystère de ses opinions pro-fenrens. Bon, peut-être pas pro, mais en tous cas neutres. Et par les temps qui courraient, « vivre et laisser vivre » n’était pas une option simple à choisir. La plupart des membres de la brigade étaient des soutiens absolus de l’ordre établi. Il courrait même des rumeurs sur plusieurs d’entre eux. Comme quoi ils participeraient aux raids des chasseurs de pauvres. Il n’y avait guère que les très riches et les religieux (et encore, une minorité d’entre eux) pour essayer de venir en aide à la population ferene. La cohabitation entre les humains et les ferens était depuis longtemps minée par une haine larvée qui d’où jaillissaient de soudaines flambées de violence, vite réprimées. Puis les choses reprenaient leurs cours, et la tension montait de nouveau jusqu’au drame suivant.
« - Bah, c’est forcément les p’tits pâles qui sabotent leur gagne pain, ça vaut pas le coup que tu te prennes la tête dessus. Fiche-en une bonne quinzaine au frais pendant un moment, ça les calmera ».
Hervann releva les yeux. Le détective Haensel venait d’arriver dans la salle, et naturellement, il était venu se mêler à la discussion. Enfin… Au monologue de Servanne, aussi loin qu’ Hervann était concerné. Haensel avait pris Hervann en grippe depuis son premier jour dans la police, et réciproquement. L’agent essaya de se faire plus petit encore. Il ne tenait pas vraiment à subir les réflexions éclairées de Haensel sur l’ordre des choses et la préséance naturelle. Heureusement, pour ainsi dire, Haensel aimait aussi peu Servanne qu’Hervann et semblait concentrer son attention sur lui.
« - Si tu avais un brin de bon sens, t’en prendrais dix au hasard. Allez, dix c’est rien. » Il s’accorda un instant, comme pour vérifier que les quelques agents déjà présents appréciaient le spectacle. « De toutes manières, c’est tous les même, cette sale engeance, alors ceux là ou d’autres… Et tu les envoies vite au juge. Comme ça tu pourrais te concentrer sur de vraies affaires.
- Oh ? Comme retrouver le chat d’une gamine qui, par un hasard vraiment époustouflant appartient à l’une des plus riches familles de la ville ? Et ça au lieu de patrouiller ? On m’a dit que tu avais reçu deux deniers en dédommagement de ta peine.
Haensel grogna et jeta un coup d’œil vers la porte du fond. Les agents remplissaient peu à peu la salle. On pouvait entendre le bruit des plumes studieuses qui remplissaient les rapports, le murmure des conversations. Les derniers ragots se propageaient à toute vitesse. Les agents échangeaient les résultats de leurs patrouilles en se pressant près de la bouilloire. Certains optimistes essayaient de trouver une position pas trop inconfortable sur les chaises. La réflexion de Servanne allait faire le tour de la brigade avant que dix heures aient sonné.
« - Y’a pas de raison », grogna Haensel, ses joues de boulledogue frémissantes de rage. « On est là pour servir tous les citoyens ».
Servanne aurait sans doutes répliqué, mais le brigadier Kaendre toussota pour ramener le silence. Hervann se cala dans sa chaise et attendit que la revue des évènements de la nuit se passe. Lentement, la lumière grise du jour remplaçait celle jaune sale des lampes à huile. Hervann retenait difficilement un bâillement. Le capitaine énumérait tous les incidents de la nuit et annonçait les assignations pour le prochain service. Il s’agissait de ne pas s’endormir avant d’avoir entendu son nom. Cette nuit comme toutes les nuits précédentes, les patrouilles s’étaient faites insulter par des ferens, et aucun n’avait été attrapé. L’agent Jocelyn avait reçu un pavé au visage pendant sa ronde sur l’avenue Eresvan. Un docteur avait été appelé, mais on ne savait pas encore s’il allait survivre. Sous le choc, il était tombé à la renverse et sa tête avait heurté violemment le sol. Il ne s’était toujours pas réveillé. Un groupe d’agents mené par le détective Andry avait arrêté six jeunes gens suspectés d’être des chasseurs de pauvres. Il fallait des volontaires pour les interroger. Vol chez un joailler et un autre dans la maison de Sir Yrestan. Quatre agents et deux détectives là-dessus dès la reprise du service. Donc Lormont et Stadet avec les agents de leur choix. Un quatrième incident en cinq semaines à la mine. Servanne sur l’affaire. Le divisionnaire Devret veut un rapport détaillé, mais attention où tu mets les pieds, le terrain est sensible. Enfin, agitation anormale chez les ferens. Les jeunes qui ont jeté des pavés au visage de la patrouille hurlaient des choses à propos de révolution. Donc grande prudence pour tous et ouvrez l’œil. Oh, et les agents Gimart et Hervann sont désignés volontaire pour superviser la distribution de nourriture aux nécessiteux. Ce sera tout, n’oubliez pas de remettre vos rapports avant de partir.
Hervann soupira de nouveau, et brossa machinalement son pantalon du plat de la main en se relevant. En vain. Il allait sans doute devoir payer un supplément de lessive pour faire partir tout ça. Il s’étira vaguement et tenta de se remettre les idées en place. Il ne connaissait pas vraiment l’agent Gimart Eskenazy. Ils avaient dû échanger deux trois mots à l’occasion de permutations de poste, mais ils n’avaient encore jamais été envoyé en mission ensemble. Hervann espérait vraiment qu’il serait de bonne compagnie. Il n’avait pas envie de passer toute la distribution à endurer des réflexions sur le parasitisme galopant des pauvres. Surtout des ferens, comme par hasard. Hervann ne parlait pas souvent en présence des autres agents, ce qui lui avait valu une réputation de caractère égal, à la limite de la bêtise. Mais il préférait encore ça à ces rumeurs d’acoquinement avec des chasseurs de pauvres. Ceci dit, ce n’était pas comme ça qu’il allait monter en grade.

L’agent Gimart se révéla être de meilleur compagnie qu’Hervann ne l’avait craint. Déjà, il n’avait rien contre le mutisme de son camarade, et se satisfaisait tout à fait des monosyllabes d’Hervann en guise de réponse. De plus, il aimait bien parler de choses sans importances, comme les chats, sa fiancée, les derniers potins de la brigade… Rien que de très reposant pour les oreilles.
Arrivé à un coin de rue assez éloigné du post, Gimart s’arrêta pour laisser passer un groupe de mineurs, et se tourna vers Hervann.
« - Tu sais, tu ne devrais pas prendre au sérieux ce que dit Haensel ».
Pas de réponse, Hervann bataillait avec les boutons de sa capote.
« - Je t’ai vu quand il est venu parler à Servanne. Tu faisais une tête d’enterrement.
Hervann avait fini de fermer son manteau et avait repris la position de l’agent en patrouille, la tête droite, les mains derrière le dos.
- Je pense que ses propos dépassent parfois sa pensée.
- …Souvent.
- Oui, souvent c’est vrai, mais bon, pour aujourd’hui… Tu connais Jocelyn ? Celui qui s’est pris un pavé dans la tête ?
- Un peu.
- Eh bien il était en patrouille avec Haensel quand c’est arrivé. Il avait insisté pour l’emmener patrouiller en bas. Pour lui apprendre les réalités de la vie, il a dit. Et du coup Jocelyn a appris la réalité du pavé dans la gueule.
Aucune réponse, le visage d’Hervann était aussi neutre que si Gimart lui avait parlé du temps qu’il faisait.
- Je pense qu’il s’en veut. Après ça, il nous a demandé de le ramener chez lui au plus vite et il est allé lever un médecin à coups de pieds dans le cul. Le médecin n’arrêtait pas de s’en plaindre, quand il est arrivé. Et il a réussi à dégoter deux deniers d’or pour qu’il vienne l’examiner. C’est pas un si mauvais type.
Pas de réactions. Hervann regardait les nuages. Allait-il pleuvoir ? Peut-être pourrait-il rincer son uniforme, comme ça.
- Enfin, je dis ça pour toi. Si tu dois bosser avec lui.
Hervann regardait toujours au dessus de sa tête Gimart se tut, et se remit à marcher, en silence, cette fois. La grisaille s’éclaircissait de plus en plus. De la rue Aubach, ils descendirent dans la rue des Marioules, puis, toujours au pas, remontèrent l’avenue des Marchands. Le silence se faisait étouffant. Il n’y avait encore personne sur la place quand ils y arrivèrent. Les pavés irréguliers luisaient, encore humides de la pluie de la nuit. L’église se dressait de l’autre côté de la place, sombre et miteuse en comparaison des boutiques et des cafés alentours. Les godillots des policiers claquaient sur les pavés mouillés. Habitué à assister aux distributions, Hervann se dirigea vers la porte du presbytère pour signaler sa présence au bedeau. Derrière lui, Gimart s’était un peu renfrogné. Hervann haussa les épaules. Ils avaient encore une partie de la matinée à passer ensemble. Ce n’était pas vraiment gentil de le laisser croire qu’il faisait équipe avec un mur. « Je tâcherait de garder ça en mémoire », lâcha-t-il alors que la porte s’ouvrait.

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