lundi 1 septembre 2008

Seuils (Partie 1)

Et voici la première partie de ma longue histoire.
Je n'ai pas trouvé de titre définitif.
Faute de mieux, Seuils, c'est bien.


La mer était faite de cubes violets translucides. Les pieds enfoncés dans le sable, Samain ne pouvait pas s’empêcher de la regarder. Le Frère qui faisait l’école avait expliqué un jour que la mer était une grande étendue d’eau salée. Pourtant, Samain savait avec certitude qu’elle était bien devant la mer, cernée par des dunes de sable noir. Une chose pratique, avec les rêves, c’est qu’on savait toujours exactement où l’on était, même si la géographie défiait le sens commun. Samain avait arpentée de nombreuses fois La Faille, à travers les rêves, et à chaque fois la ville n’avait rien à voir avec la réalité. Et même d’un rêve à l’autre, elle n’était pas reconnaissable. Tantôt verticale et s’étendant à perte de vue, tantôt réduite à une rue, noire ou chamarrée. Sans cette certitude absolue de savoir où l’on est, Samain ne se serait jamais douté qu’il s’agissait de la même ville.
Et pour l’instant, elle faisait face à la mer. Il avait bien de la chance, celui qui était allé jusqu’aux côtes pour la voir. Autant qu’elle se souvienne, Samain n’était jamais sortie de La Faille. La vraie mer était sans aucun doute très différente de ce rêve, comme La Faille l’était de ses versions oniriques, mais Samain était quand même heureuse de la voir. Ses chaussures à la main, elle entreprit de suivre la grève. Le rêve allait sans doutes changer bientôt, il fallait chercher le seuil pour repasser de l’autre côté. Dans le ciel, deux oiseaux d’un rose soutenue passaient en chantant, et Samain sût immédiatement qu’il s’agissait d’autruches.

L’eau léchait la plage. Samain ramassa un cube translucide, qui glissa le long de ses doigts et tomba sur le sable, où il disparut aussitôt. Dommage qu’elle ne puisse pas ramener un cube avec elle, elle aimait beaucoup cette couleur. Les distances se modifiaient rapidement, maintenant, le rêveur devait se déplacer quelque part dans le songe. Soudain perchée en haut d’une dune, Samain vit un enfant courir le long de la plage avec un cerf-volant. Le rêveur. Samain aurait bien aimé connaître la personne qui faisait de si jolis rêves, mais elle n’allait pas le déranger en plein milieu. Par ailleurs, elle venait de repérer une maisonnette en bois bleu, en haut d’une dune voisine. Le sable s’éclaircissait à son niveau, et quelques herbes perçaient tout autour. Un point de jonction. Elle pourrait l’utiliser comme seuil.
Samain tourna le dos à l’enfant et se remit en route, observant le ballet compliqué des autruches dans le ciel. C’était vraiment un joli rêve. Samain regrettait de devoir déjà partir, mais elle avait faim. Elle ne savait pas quelle heure il était. Samain avait longtemps cru que les moments où de nombreux rêves apparaissaient correspondait au plus profond de la nuit. Mais en fait, cela n’avait aucun rapport. Il y avait toujours des rêves. Dès que Samain passait un seuil, même en pleine journée, il y avait des rêves. Samain préférait cependant rester dans les rêves légers de la surface. Les songes profonds et anciens l’inquiétaient. Ils ne semblaient même pas être vraiment rêvés par une personne. C’était plutôt comme si le rêve de quelqu’un se glissait soudain dans les sillons laissés par un vieux songe, et la personne revivait la même histoire, avec cependant ses propres personnages et lieu. Samain détestait se retrouver dans un songe au détour d’un rêve. Surtout qu’elle avait toujours du mal à trouver un seuil pour s’en extirper. Enfin, jusqu’ici, elle s’en était toujours sortie, et elle en était assez fière.
Tout en réfléchissant, elle était arrivée à la maison en bois. De près, elle n’était plus si petite, et des pierres transparaissaient sous les planches. Plusieurs rêves s’étaient manifestement rejoints au niveau de cette maison. Mais le petit garçon semblait bien peu s’en préoccuper. En tournant la tête, Samain pouvait le vois courir dans les vagues de cubes violets. Bon, où allait-elle retourner ? Pas dans une ruelle, il y avait beaucoup de chasseurs de pauvres en ce moment, elle ne tenait pas vraiment à être ramassée. Ni sur la place aux ânes, il y avait toujours le risque de tomber sur un frère en goguette. Sans parler des marchands. Non, le mieux serait un toit. Un bon toit bien plat où elle pourrait dormir en sécurité. Voilà. Gardant cette idée en tête, Samain poussa la porte et passa le seuil.

Sur La Faille, le soleil se levait tout juste. On le sentait à la froideur de l’air plutôt qu’à la lumière. L’horizon était caché par les fumées noires de la mine. Dans quelques minutes, le noir se muerait en gris et les préposés aux becs de gaz sortiraient de leurs maisons pour aller les éteindre. Samain ne blottit contre une cheminée. Il allait falloir attendre un peu avant de pouvoir descendre. Elle avait déjà eu du mal à semer un groupe de chasseurs de pauvres vers minuit. Elle n’avait dû son salut qu’à une fenêtre providentielle par laquelle elle avait passé le seuil. Elle ne tenait pas vraiment à renouveler l’expérience après avoir passé près de six heures dans les rêves, et en plus avec l’estomac vide. Frissonnant, elle frotta ses mains l’une contre l’autre. Elles devenaient plus pâles de jours en jours. Samain se demandait si sa peau allait finalement prendre sa vraie couleur. Ce serait bien pratique, sans aucun doutes, de ressembler enfin à une vraie feren. Quand bien même elle aurait préféré, tant qu’à faire, être humaine. Sur ces pensées peu réconfortantes, Samain s’endormit.

Parfois Samain rêvait par elle-même, parfois elle se retrouvait de nouveau dans les rêves des autres. C’était assez ennuyeux, parce qu’elle se réveillait toujours fatiguée, après de telles escapades. Et elle sentait qu’elle allait se réveiller très très fatiguée. Au départ, elle avait cru être dans un rêve normal. Un rêve qui se passait à La Faille. Après tout, on ne peut pas toujours voir quelque chose d’aussi exotique qu’une plage, n’est-ce pas. Elle avait donc entrepris de se déplacer dans les rues. Manifestement, elle était dans le quartier Charbon. Plein de petites maisons délabrées serrées les unes contre les autres, et des ombres massées sous les porches sombres. Sans doute les prostituées et les membres des gangs. Pour une fois, le rêve était plutôt réaliste, Samain aurait reconnu le quartier même sans cette certitude immanente. Pourtant, il avait quelque chose de bizarre, ce rêve. Déjà, les éléments tremblaient et quand on les regardait de plus près, on s’apercevait qu’il s’agissait d’une seule chose, mais vue de nombreuses manières différentes. Devant les yeux attentifs de Samain, une poignée de porte changea cinq fois de forme en une poignée de secondes. Comme si de nombreuses personnes étaient en train de rêver exactement de la même chose au même moment, ce qui est normalement impossible. Enfin… Autant qu’elle sache, Samain ne l’avait jamais encore vu. Et puis il y avait un bruit étrange. La scène était muette, pourtant Samain entendait comme une voix indistincte. Et, ce qui était énervant, dans les rêves, c’est qu’ils n’étaient pas logiques. En tous cas, pas souvent. Le son venait de partout. Samain devinait des bribes d’argot, des accents agressifs. Elle se mit à courir. Sans aucun doute, elle était dans un cauchemar. Il fallait qu’elle passe sous le porche le plus proche, il y aurait sûrement un seuil pour sortir. Mais à peine avait-elle commencé à courir que la scène changeât. Il y avait des policiers armés à un bout de la rue, des férens dressant une barricade à l’autre. Au milieu, les corps laissés sur place quand les opposants s’étaient séparés. Un rêve d’émeute. Ce n’était pas bon. Samain avait vu les émeutes, à l’époque. Beaucoup de monde était mort. Bientôt, la police allait mener la charge, et les insurgés seraient abattus sur place. Déjà, ils se rassemblaient au bout de la rue, ces grands humains, aux bras gros comme des jambons. Ils avaient des lances et des épées. Ile ne feraient qu’une bouchée des frèles ferens armés seulement de battons et de pavés.
Etrangement, voilà que des ferenes éplorées arrivaient au milieu du combat et se jetaient sur les morts en se lamentant. « Quelles idiotes ! » Se dit Samain. Ne voyaient-elles pas qu’elles allaient se faire réduire en charpie ? Quelle idée de se jeter comme ça au milieu du combat pour des gens déjà morts. Si la police donnait la charge, elles seraient les premières victimes… Et Samain aussi. Les deux côtés de la rue étaient bloqués. Si elle ne trouvait pas un seuil très vite, elle allait mourir en rêve. On lui avait toujours dit que c’était impossible, mais Samain n’en croyait pas un mot. Seulement, si elle arrivait à s’enfuir des cauchemars d’habitude, c’est parce que les monstres ne chassaient que le rêveur. Si la police donnait la charge, dans ce rêve là, elle serait broyée avec les autres. Les autres s’en fichaient parce que pour eux ce n’était qu’un rêve, mais Samain, elle était vraiment là, elle le savait. La charge de la police n’était qu’une question de temps. Et cette fichue voix qui martelait des mots qu’elle n’arrivait pas à entendre !
Samain prit une grande respiration, et se mit à courir en direction de la barricade. De l’autre côté, il y aurait sûrement un porche, une porte, un seuil, quelque chose. Derrière elle, elle entendait les bottes des policiers marteler le sol. Ils venaient de lancer l’attaque. Sur la barricade, l’agitation était grande. Ils la rattraperaient avant qu’elle puisse passer la barricade, Samain le savait. Dans sa précipitation, elle ne fit pas attention au fait que sa capuche était tombée. Ses yeux bruns restaient fixés sur la barricade, où les ombres fines des combattants semblaient réaliser une chorégraphie étrange. Soudain, un jet de feu jaillit du haut de la barricade, Samain le vit traverser l’espace, laissant un sillon de fumée derrière lui, dans le plus grand silence. Elle entendit seulement un petit bruit derrière elle quand le projectile heurta quelque chose, puis un bruit plus sourd, indiquant que quelque chose était tombé. Mais elle n’était plus qu’à dix mètre de la barricade. Elle pouvait y arriver. D’autres jets de feu jaillirent en face d’elle, plus nombreux à chaque instant. Samain comprit que les Ferens la tueraient aussi bien. Après tout elle n’était pas comme eux. Elle se jeta à terre en un mouvement désespéré pour éviter les tirs. Derrière elle, le bruit de charge avait cessé. Samain jeta un coup d’œil en arrière. Les policiers gisaient sur le sol, tous morts jusqu’au dernier. Comme la plupart des personnages de rêves, ils n’avaient pas un visage précis. Ils représentaient juste une idée. Mais cela était encore plus effrayant. Bizarrement, les femmes qui étaient restées au milieu de la rue pendant la charge étaient indemnes. Elles se relevaient et louaient les héros. Des chants silencieux éclataient dans la foule, pendant que la voix indistincte martelait et martelait encore ce rêve.
Samain se releva tant bien que mal. La foule s’était mise à marcher. Peu de monde faisait attention à elle. Déjà, ils n’étaient plus dans les quartiers Ferens mais dans ceux des humains. Les flancs de la mine étaient loin derrière eux. Samain avait beau faire, elle n’arrivait pas à s’extirper de la foule. Heureusement, celle-ci finit par s’arrêter. Samain le sut tout de suite, ils étaient devant le palais. Et à un balcon, un Feren brandissait la tête du roi. Des exclamations silencieuses éclatèrent alors. Samain jouait des pieds et des mains, mais rien à faire. La foule croissant sans cesse. Impossible de s’en sortir. Soudain, Samain vit son salut : elle se jeta à quatre pattes et entreprit d’ouvrir la plaque d’égouts posée au sol. Au moment où elle s’y engageait, la scène changea encore. Il y avait un jeune feren sur le sol trempé de la rue. Il était mort, manifestement. Du sang coulait de sa bouche et d’une longue blessure à sa poitrine. Devant lui, un policier tenait un couteau. Samain s’accrocha à sa bouche s’égout et passa le seuil avant qu’il ne disparaisse dans la nouvelle scène. Mais elle avait eu le temps de comprendre un mot dans le martellement. Sacrifice.

Samain se redressa d’un bond. Dans son sommeil, elle s’était recroquevillée le long de la cheminée. Comme prévu, l’obscurité avait fait place à la grisaille. En début de matinée, il y aurait une distribution de soupe pour les nécessiteux à la place aux ânes. Il valait mieux se mettre en route maintenant, avant qu’il n’y ait trop de monde dehors. Secouant ses muscles endoloris, Samain descendit la pente du toit la plus proche du sol. La Faille était construite à flan de montagne. A part dans les hauteurs des quartiers des humains, il y avait toujours un morceau de toit qui n’était pas trop loin du sol. Un mètre, deux mètres, trois au maximum. Rien qui ne puisse être descendu en s’agrippant à une gouttière. Et Samain était plutôt douée pour ça. A force de les arpenter en long et en large, elle se sentait en confiance sur les toits. Et on y croisait peu de monde, ce qui était un avantage indéniable. Mais pour rallier la place aux ânes, Samain préférait utiliser la rue, quitte à se faire injurier ou jeter de la boue au visage. Les policiers aidaient à la distribution, elle ne tenait pas à se faire remarquer en arrivant le long d’une gouttière.
Samain rabattit machinalement son capuchon. Ses mains désormais pâles ressemblaient assez à celles d’un Feren, mais si quelqu’un voyait ses yeux, il comprendrait tout de suite qu’elle n’était pas normale. Des Ferens aux yeux bruns, ça n’existe pas. Ses cheveux avaient posé problème, au début, mais Samain avait assez vite eût l’idée de se les noircir au charbon. Elle avait bien essayé de se noircir les mains, également, mais les frères exigeaient qu’on se les lave avant recevoir de la nourriture. Et puis, de toute manière, la peau de son visage était toujours trop foncée. Enfin, peut-être pas, maintenant, mais ça faisait un moment que Samain n’avait pas pu se regarder dans un miroir. Le capuchon était une bonne solution, tant qu’elle ne devait pas entrer quelque part. Mais qui inviterait Samain à entrer chez lui ? La jeune fille haussa les épaules tout en marchant. Ses épaules, un autre sujet de tracas. Avec sa taille. Samain avait la taille d’une Feren adulte, et elle savait plus ou moins confusément qu’elle continuait de grandir. Oh, une fois à sa taille définitive, elle serait sans doute juste un peu plus grande qu’une Feren. Pas de beaucoup, mais suffisamment pour que ça se remarque. Inversement, elle était trop menue pour être humaine, et ses pommettes hautes et ses oreilles légèrement pointues indiquaient une ascendance feren. Pour le moment, Samain faisait son affaire avec un capuchon rapiécé et des vêtements amples. De toutes manière, les aurait-elle voulus moulant qu’elle n’aurait pas pu en choisir d’autres. Elle les avait eus à l’orphelinat, à l’époque. Et il ne risquait pas d’y avoir de nouvelle distribution. De toute manière, même si l’orphelinat était reconstruit, elle était sans doute trop vieille, maintenant, pour y avoir encore sa place. Et avec une apparence pareille, elle ne risquait pas de trouver du travail. Même comme prostituée. Les mâles aimaient les humaines ou les ferenes, mais pas le mélange des deux. Samain pensait parfois à son avenir, mais seulement pour s’imaginer finir brutalement sous les coups d’un chasseur de pauvre ou d’un saoulard. Ou encore périr d’un mal de poitrine. Rien ne bien excitant. Cela avait tendance à la contrarier. Elle frappa un caillou du pied. Le caillou rebondit contre un arceau blanc qui rendit un son métallique. Samain leva les yeux. La ville avait laissé place à une prairie. Elle avait de l’herbe jusqu’aux épaules. Magnifique, elle avait encore passé le seuil sans faire attention. Elle n’avait pas dû voir qu’elle passait sous une arche, perdue dans ses pensées. Ca lui arrivait de plus en plus souvent. Un bourdonnement se fit entendre, et un insecte gros comme la tête de Samain fit son apparition entre les tiges. Elle prit une grande inspiration, et courut comme une dératée jusqu’au portique. Elle pourrait l’utiliser comme seuil. Elle réfléchirait plus tard. Derrière elle, l’insecte continuait son chemin, indifférent à la forme noire qui se ruait à travers l’étendue verte. De toute façon, elle avait déjà disparue.

Dans la grisaille de la ville, Samain reprit son souffle. Elle n’avait pas réfléchi en passant le seuil, aussi était-elle arrivée devant l’église de la place aux ânes. Une chance que personne ne l’ait vue. Autant qu’elle puisse l’observer, dans la lumière chiche, la place était déserte. Toujours haletante, elle se laissa tomber sur une des marches et se recroquevilla contre le mur de l’église. Elle était arrivée plus tôt que prévu, peut-être allait-elle pouvoir dormir un peu, avant que la distribution ne commence ? La chatte du bedeau ne tarda pas à venir se pelotonner sur ses genoux, ronronnant comme si sa vie en dépendait. Lentement, le gris devenait plus clair et les bruits de la ville se faisaient entendre avec insistance. Les mineurs venaient de partir, comme une procession tacite. Une marée de bérets noirs qui déferlait sur le fond de la ville où se trouvait l’entrée de la mine. Ca et là, Samain pouvait voir l’éclat blanc de la chemise d’un contremaître. Et encore, il y avait peu de mineurs à ce niveau de la cité, dans le quartier charbon, chaque matin ressemblait à un exode. Juste après, les employés passeraient, et les boutiques commenceraient à ouvrir. On verrait encore quelques silhouettes courir pour aller attraper le tram qui les amènerait dans la partie haute de la ville. Puis les marchands arriveraient. Et les dames de bonne famille qui s’occupaient de la distribution de nourriture avec les frères. Les policiers arriveraient soit avant elles, soit après. Tout dépendait de ce qui s’était passé au cours de la nuit.

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